Ce terme de Master System Integrator, qui désigne un acteur capable d’assurer l’intégration technique des systèmes numériques du bâtiment s’est rapidement imposé dans la littérature et même les appels d’offres. Pourtant, derrière cette façade séduisante se cachent de profondes limites. À mesure que les enjeux s’élargissent – personnalisation des parcours, cybersécurité, continuité d’exploitation, souveraineté numérique – le simple rôle d’intégrateur ne suffit plus. Il est temps d’ouvrir une nouvelle phase dans la construction des bâtiments intelligents, une phase où l’intelligence numérique ne se contente pas d’assembler, mais de concevoir, d’adapter, d’exploiter et d’évoluer. Les enjeux sont de taille. Pour rappel, le marché mondial, en progression annuelle de 11 % doit atteindre 121,6 milliards d’ici 2026*.
Le MSI, un modèle déjà dépassé
Ces dernières années, la notion de Master System Integrator (MSI) s’est imposée comme un cadre de référence dans les projets de smart building. Présenté comme l’acteur central de l’intégration des couches logicielles et matérielles au sein des bâtiments intelligents, le MSI joue théoriquement le rôle de chef d’orchestre de solutions hétérogènes. Pourtant, dans la réalité opérationnelle, ce modèle montre rapidement ses limites. En premier lieu, parce que le MSI ne contrôle pas ce qu’il intègre. Il reste dépendant d’éditeurs tiers pour les solutions logicielles qu’il assemble. Cette dépendance engendre des tensions techniques et organisationnelles : difficultés à suivre le rythme des évolutions, incompatibilités entre modules, manque d’agilité dans l’adaptation aux usages spécifiques. Le résultat est bien souvent un bâtiment saturé de couches empilées – un millefeuille technologique – qui nuit à la cohérence et à la performance du système global.
Le piège du millefeuille technologique
Cette accumulation de couches techniques se traduit aussi par une faible adoption des outils de gestion numérique dans les bâtiments : seuls 6 % des bâtiments tertiaires de plus de 1 000 m² sont aujourd’hui équipés de systèmes numériques permettant une gestion énergétique efficace. Ce chiffre est particulièrement alarmant au regard de l’objectif national de réduire la consommation énergétique de 60 % à l’horizon 2050**.
Ce millefeuille n’est pas qu’un enjeu d’architecture. Il constitue aussi une impasse économique. À chaque niveau d’intégration correspond une marge, une dépendance, une complexité. Le MSI, en s’appuyant sur des solutions propriétaires externes, additionne les coûts sans nécessairement créer de valeur à long terme. Cette logique de « burger logiciel », où chaque ingrédient vient avec sa couche de contraintes et de marges, s’oppose à l’efficacité recherchée dans le pilotage intelligent d’un bâtiment.
Mais c’est surtout du point de vue de l’usage que les limites apparaissent le plus nettement. Dans le smart building, chaque projet est unique. Les attentes en matière d’expérience utilisateur, de confort, de maintenance, de sécurité ou de gestion énergétique varient profondément d’un bâtiment à l’autre. Or, un MSI qui assemble des briques standardisées ne peut répondre pleinement à cette diversité. Adapter l’interface, moduler les services, personnaliser les flux d’information devient alors un défi, parfois insurmontable, dans un cadre d’intégration rigide.
À cela s’ajoute une autre contrainte souvent sous-estimée : les éditeurs de plateformes logicielles, aussi performantes soient-elles, ne peuvent répondre à l’ensemble des besoins spécifiques de chaque projet. Conçues pour adresser un marché large, leurs solutions tendent à standardiser les fonctionnalités, ce qui limite leur capacité à s’adapter finement aux cas d’usage particuliers, aux exigences métier ou aux contextes locaux. Cette inadéquation entre l’offre éditeur et la réalité du terrain renforce l’impasse du modèle intégré par assemblage.
L’ESN, une figure clé du smart building
C’est ici qu’émerge une autre figure, celle de l’Entreprise de Services Numériques (ESN). Plus souple, plus transverse, l’ESN est capable de concevoir, développer, intégrer et faire évoluer des solutions sur-mesure. Elle ne se limite pas à l’assemblage de systèmes, mais agit comme un véritable maître d’œuvre numérique, au croisement des enjeux IT, OT et IoT. L’ESN possède une double capacité critique : celle de produire des briques logicielles adaptées à des cas d’usage spécifiques, mais aussi de les intégrer dans des écosystèmes complexes, souvent déjà partiellement en place. Cette approche intégrée permet de penser la continuité entre le design initial, la construction du système – le « build » -, sa mise en production et son exploitation à long terme, le « run ». Dans un environnement où l’évolution permanente des usages, des normes et des technologies est la règle, cette maîtrise globale devient un atout décisif.
Pour une intelligence numérique souveraine et évolutive
Penser le smart building en s’arrêtant à la seule fonction du MSI revient donc à en sous-estimer la complexité. Le bâtiment intelligent ne se réduit pas à une plateforme technique. Il est un espace vivant, connecté, où convergent les données, les flux, les usages. Il exige une intelligence numérique qui ne soit pas simplement intégrée, mais cohérente, pilotable, évolutive…. et souveraine. Sa construction suppose en effet, et également, une capacité à développer des solutions localement, pour garantir la cybersécurité des bâtis, des utilisateurs et des datas et à en préserver la souveraineté numérique, en particulier lorsqu’il s’agit de lieux sensibles.
L’avenir du smart building ne repose pas sur une séparation silotée entre éditeurs et intégrateurs, mais sur des structures capables de porter des projets de bout en bout, avec une vision à la fois technique, métier et stratégique. Dans ce contexte, l’ESN du bâtiment qui associe les métiers du MSI et de l’édition en tant que « Global Services Provider » peut apparaître comme la cheville ouvrière naturelle du bâtiment intelligent. En dépassant les frontières exposées ici du MSI, elle redonne toute sa portée au mot « smart » : un bâtiment non seulement « connecté », mais véritablement intelligent, car conçu, opéré et transformé dans une logique de service durable, souveraine et contextualisée.
*MarketsandMarkets, Smart Building Market - Global Forecast to 2026.
**Xerfi, Étude sur le marché du smart building en France.